Systèmes d’Écriture
Il n’existe guère que deux systèmes d’écriture au monde: l’écriture phonétique comme la nôtre, dans laquelle les signes (phonogrammes) représentent des sons à produire pour former les mots, et l’écriture logographique dont les signes (pictogrammes et idéogrammes) représentent directement les choses et les concepts, indépendamment de leur prononciation.
Selon le système d’écriture prédominant (car ceux-ci peuvent être mélangés, quoique dans des proportions très variables), le rapport à la langue s’inverse. La maîtrise d’un système phonétique permet de lire un texte sans en comprendre le sens. En extrême-orient, le Hangul coréen, construit de façon très scientifique, possède cette propriété. À l’inverse, la connaissance d’un système logographique, tel que celui des kanji japonais (eux-mêmes tirés des hanzi, les sinogrammes chinois, comme leur nom l’indique), pourrait vous laisser entrevoir l’idée sans pour autant en connaître le mot. Ce phénomène est au centre du souvenir le plus marquant que j’ai de mon tout premier voyage au Japon. Un matin, en arrivant au bureau, je trouve mes collègues japonais penchés, perplexes, sur une page du journal du jour. Ils étaient tous bloqués sur un kanji que personne ne savait prononcer. Cependant, les hypothèses allaient bon train, toutes basées sur le sens de la phrase que personne n’avait eu de mal à deviner…
Si vous êtes surpris qu’un japonais puisse se retrouver dans la situation de ne pas savoir lire son journal, sachez qu’en 2010, la liste révisée des kanji d’usage courant (les jōyō kanji), publiée par le ministère de l’éducation, ne comprenait pas moins de 2136 idéogrammes. Cette année-là, les japonais on été soulagés d’apprendre que cette nouvelle liste leur faisait grâce de… 5 signes de la liste précédente qui ne furent pas repris. Toujours ça de moins à apprendre !
Arts d’Écriture
Que le système soit phonétique ou logographique, la calligraphie et la typographie élèvent l’écriture au rang d’art véritable, et l’on s’éveille alors à la beauté du caractère. Il me semble cependant que l’écriture logographique nous invite à tisser des liens émotionnels plus étroits avec la langue. Aussi joliment dessiné soit-il, un A restera toujours un A, un objet phonétique parfaitement identifié, mais totalement abstrait. Que dire, à l’inverse, d’un joli tracé pour 休 (« yasumi », le repos), quand se découvre l’image de la personne adossée à un arbre ? Le logogramme se situe à la croisée du signe purement linguistique et du dessin d’art.
Mais le procédé artistique, dans cette forme d’écriture, va plus loin que la seule esthétique du tracé. En jouant notamment sur la flexibilité, la souplesse, et, somme toute, l’ambiguïté inhérente au système, l’écriture logographique offre à l’auteur un ressort artistique que l’écriture phonétique ne possède pas (ou dans une bien moindre mesure): elle laisse potentiellement au lecteur la libre interprétation de l’écrit, et cela d’au moins deux façons: l’une phonétique, l’autre sémantique.
- Les kanji japonais ont été importés de Chine, pour coller à une langue orale qui existait déjà. Par conséquent, il existe en général de nombreuses prononciations possibles pour chaque idéogramme, en fonction du contexte. Par exemple, le kanji 中 d’ordinaire prononcé « naka », qui signifie « milieu » (ce que l’on perçoit par ailleurs très bien dans le dessin lui-même), sera prononcé « chyu » dans 中国 (« chyugoku »), la terre du milieu, c’est-à-dire la Chine. La poésie japonaise ne se prive pas de jouer sur ce type d’ambiguïté. Au passage, notons que l’inverse est également vrai: un phonème peut en général s’écrire de nombreuses façons. Bref, juste pour le plaisir d’utiliser des termes pompeux, disons qu’en japonais, les phénomènes d’homonymie sont fréquents, tant sur le plan homographique qu’homophonique (interrogation écrite demain après-midi).
- Les kanji sont essentiellement de petits dessins composés d’un ou plusieurs « sous-kanji », ou, au plus bas niveau, de radicaux formant une idée. Nous l’avons déjà évoqué au sujet de « yasumi » plus haut, et nous y reviendrons sur un exemple particulier d’ici quelques paragraphes. La combinatoire des radicaux n’étant pas loin d’être infinie, il est possible de fabriquer de nouveaux idéogrammes (peut-on parler de néologisme ici ?) dont le sens serait assez facilement décelable, quoique possiblement multiple, mais dont la prononciation serait jusque là indéterminée. Au Japon, il existe un concours annuel de création de kanji.
L’un de mes préférés, un compétiteur de l’édition 2021, se prononce « masuku ». C’est le « masque » chirurgical, dessiné comme un rectangle accroché à gauche et à droite à deux occurrences du kanji 耳, c’est-à-dire « mimi »… les oreilles !
Le gagnant de l’édition 2020, en pleine période de COVID, mérite également le détour… Saurez-vous en comprendre le sens ? Indice pour les lecteurs pratiquant l’Aïkido: il s’agit d’une version modifiée du premier kanji de « suwari waza »…
Toute cette mise en contexte pour expliquer que dans le fond, le côté un peu magique des kanji est que chacun est libre d’y voir ce qu’il veut en fonction de sa propre histoire… Et dans les quelques kanji que je connais, il en existe un qui m’a toujours parlé un peu plus que les autres…
Chacun son Kanji
Mon kanji favori, au point qu’il sert d’icône à ce site et qu’il figure sur mon hakama, c’est le kanji de « samuraï ». Alors, oui, cela peut sembler assez convenu pour un pratiquant d’art martial de se prendre pour un samuraï, et dans le cas de l’Aïkido qui, rappelons-le, est avant tout un art martial de pacification des conflits, cela peut même sembler assez contradictoire. L’époque féodale est quand même loin derrière nous (enfin, en théorie). En réalité, la raison qui fait que je suis attaché à ce kanji en particulier n’a que peu de rapport avec son sens actuel…
Étymologie
侍, le kanji de « samuraï » est un composite.
En partie gauche, on trouve le kanji 人 qui représente une personne et se prononce entre autres « nin », « jin », ou « hito » selon les contextes. Utilisé comme radical (le dessin est alors déformé: 亻), on parle de « ninben » ou « hitoben ». Nous l’avions vu précédemment dans 休: « yasumi », le repos.
En partie droite, on trouve 寺 (« ji »), le kanji de « temple ». Notons que ce dernier kanji est lui-même composé de deux radicaux, en parties haute et basse, mais nous n’allons pas développer sa construction plus que ça ici. Sans non plus trop entrer dans les détails (que vous trouverez là), 寺 a représenté un certain nombre de choses différentes avant d’en arriver à signifier « temple », et en particulier, les locaux de l’administration gouvernementale.
Cette étape est importante pour nous car c’est d’elle qu’est partie la construction de 侍. Une personne juxtaposée à un office gouvernemental représente un vassal: quelqu’un qui attend à l’extérieur d’un bâtiment officiel, et donc qui sert une personne haut placée. Puis, par extension au domaine militaire, 侍 se met à représenter le samuraï, qui n’est autre qu’un vassal au service du daimyo.
L’Homme et le Temple
Vous ne voyez toujours pas où je veux en venir, et c’est normal. Il nous reste encore deux petites étapes à franchir…
人 ou 入 ?
De nos jours, on a un gros problème avec 人, le kanji de « personne » (qui, pour les informaticiens, se situe au point Unicode U+4EBA). Celui-ci ressemble un peu trop à celui de « entrer », qui s’écrit 入 et se prononce « haï » ou juste « i » selon le contexte (par exemple 入る « haï-ru », le verbe « entrer », ou encore 入り口 « i-ri-guchi », l’« entrée »). Mais se ressemblent-ils vraiment ? En réalité, cela dépend du style, donc de la police de caractères utilisée, et finalement du glyphe correspondant.
L’image ci-contre va vous aider à comprendre. Sur la première ligne on trouve 人, et c’est 入 qui figure sur la deuxième. Chacun de ces kanji est typographié dans 3 styles différents, colonne par colonne.
La première colonne est tracée dans un style dit gothique; à peu près l’équivalent de nos polices linéales (sans-serif). Ici, j’ai utilisé la police Helvetica Neue. Nos deux kanji sont très symétriques et seule la présence ou l’absence d’une petite patoune au sommet permet de les distinguer.
La deuxième colonne est tracée dans le style Mincho, correspondant plus ou moins à nos polices romanes (serif). Pour cette colonne, j’ai utilisé la police Yu Mincho. Nos deux kanji sont toujours très symétriques, on sent qu’on se rapproche un peu du tracé au pinceau puisque le contraste plein / délié existe, et que l’on a même un minimum d’empattement, mais la différence entre les deux est encore plus ténue.
Enfin, la révélation ! La troisième colonne est tracée en style textbook, proche de l’écriture manuscrite. Pour cette colonne, j’ai utilisé la police Yu Kyokasho Yoko. Le style Kyōkasho est le style standard de la plupart des livres utilisés par les petits japonais qui apprennent à écrire leur langue à l’école. C’est un style presque identique au style d’écriture manuscrite appelé Kaïsho, qui est par ailleurs le style le plus lisible. Il existe deux autres styles d’écriture manuscrite appelés Gyōsho et Sōsho, de plus en plus simplifiés et rapides à tracer, mais de moins en moins déchiffrables pour qui n’a pas l’habitude.
Un étranger qui apprend le japonais sur internet tombera 9 fois sur 10 sur une typographie linéale (la colonne de gauche), comme c’est d’ailleurs le cas du texte de ce blog. On comprend alors pourquoi la confusion est vite faite. Au contraire, le gros intérêt de coller à l’écriture manuscrite est que l’on se rend compte que ces kanji ne sont en réalité pas symétriques. Le premier donne la sensation d’une personne avançant d’un pas élancé vers la droite, et c’est inverse pour le second. L’ordre de tracé est également différent d’un kanji à l’autre. Pour 人, on trace le trait de gauche en premier, et pour 入 celui de droite.
Enfin, comme pour ajouter encore plus de confusion, voici une dernière anecdote fascinante concernant 人. Sachez que comme pour tous les kanji, le tracé de celui-ci a énormément évolué au fil de l’histoire, depuis son origine chinoise. Ce que l’on perçoit aujourd’hui comme une personne tournée vers la droite était au départ tournée… vers la gauche, et ce que l’on perçoit aujourd’hui comme la jambe arrière figurait au départ… les bras !
寺: Plus qu’un Temple
Au travers de l’histoire, les temples ont occupé une place très importante au Japon, dans la vie des japonais, et aujourd’hui dans celle des touristes ! Mais les temples bouddhistes sont bien plus que des lieux de cultes. Hauts lieux de l’enseignement spirituel, ils ont également joué un rôle majeur dans l’éducation de la population puisqu’à une époque où seule l’aristocratie était érudite, c’est dans les temples, faisant office d’écoles, que le commun des mortels a pu avoir accès en masse à l’apprentissage de la lecture et de l’écriture. Voilà peut-être l’une des raisons expliquant la place que les temples occupent encore aujourd’hui dans ce pays.
La Voie de l’Étudiant
Compte tenu des deux points qui précèdent, vous comprendrez alors que la contemplation de 侍 ne m’évoque pas tant l’image du samuraï que celle d’une personne qui s’empresse d’entrer dans un lieu d’apprentissage et d’érudition. D’une certaine façon, c’est ce que nous faisons tous quand nous entrons dans notre dojo pour pratiquer l’Aïkido, et c’est l’essence même de 道, le « do » de tous les budo japonais, la « voie », le chemin de recherche personnelle et d’apprentissage qui ne se termine jamais, car la destination s’éloigne au fur et à mesure que l’on s’en rapproche. La « voie de l’étudiant », en quelque sorte, c’est aussi celle que je parcours inlassablement en musique, à la recherche de mon propre langage de compositeur et d’improvisateur. Et bien sûr, un chercheur en informatique (mais quel que soit le domaine), est avant tout, un étudiant à vie.
Voilà pourquoi, au delà de son sens littéral, 侍 est mon kanji favori. Et vous ? Quel est le vôtre ?
Bonus
Si vous avez lu jusqu’ici, c’est soit que vous attendez votre tour chez le dentiste en n’ayant rien d’autre à faire, soit que vous vous intéressez à l’écriture japonaise. Dans ce dernier cas, voici un petit bonus boucler la fin de cet article avec son début.
Nous avions commencé par aborder les notions de système d’écriture phonétique et logographique. L’écriture japonaise ne se cantonne pas aux seuls kanji, puisque deux autres systèmes, phonétiques cette fois, sont également en usage courant. Il s’agit des kana (hiragana et katakana), qui sont en réalité des syllabaires. Ce qui est étonnant, c’est que les kana eux-même dérivent des idéogrammes chinois. À vrai dire, ils prédatent même l’usage des kanji. À l’origine (4e siècle), un certain nombre de signes furent sélectionnnés pour leur valeur phonétique (monosyllabique), sans préoccupation de leur signification. Entre le 8e et le 12e siècle, ces signes furent simplifiés jusqu’à devenir de simples traits, puis, en 1900, leur ensemble stabilisé à 2×46 caractères par décret relatif à l’enseignement élémentaire. Si l’on y ajoute l’emploi de plus en plus fréquent de l’alphabet latin et des chiffres arabes, cela fait du japonais un joyeux mélange assez unique en son genre…
3 commentaires
Claudine · 22 octobre 2023 à 22h35
Passionnant!
– et je n’étais pas chez ma dentiste-
Merci pour ce partage de connaissances au contenu référencé et personnalisé.🙏
Je fais suite à ta réflexion sur le chemin de recherche personnel.
Le chemin de recherche personnelle et d’apprentissage ne se termine jamais certes, mais est ce parce que « la destination s’éloigne au fur et à mesure qu’on s’en approche »?
ou est ce parce qu’il n’y aurait pas de limite à la destination ? – Dans le sens d’une finitude-
Le chemin de recherche personnelle et d’apprentissage ne suit il pas la même voie que celle du vivant: toujours en mouvement, en cycles et renouvellements?
De ce fait , il ne s’agirait pas d’un éloignement au fur et à mesure que l’on parcoure le chemin mais une compréhension de plus en plus fine, donc d’une avancée, sur un chemin qui, n’en déplaise à notre rationalité, dépassera toujours notre entendement?
qu’il soit scientifique, philosophique, spirituel..
Belle soirée,
Claudine
Didier Verna · 23 octobre 2023 à 18h16
Oui, je suis d’accord. Je me situais au niveau de la perception en disant cela, et j’avais en tête l’image d’un arc-en-ciel qui /semble/ s’éloigner au fur et à mesure que l’on se dirige vers lui. Ce qui n’est bien sûr qu’une illusion. La recherche personnelle nous apporte en effet une compréhension plus fine, et donc une prise de conscience que la destination n’existe pas en tant que telle, mais qu’elle a le mérite de donner /la/ direction à suivre.
Merci pour ton commentaire !
Claudine · 23 octobre 2023 à 20h16
Très belle image que celle de l’arc en ciel.
Merci! 🙏