L’écriture de cet article a été déclenchée par une petite anecdote vécue récemment lors d’un stage. Nous étions tous assis en seïza, entre deux mouvements de travail au bokken. Tout le monde avait comme il se doit posé son arme à droite (c’est toujours mieux que de passer l’arme à gauche), et toutes celles entrant dans mon champ de vision (la mienne y compris) étaient disposées de façon à ce que la lame soit dirigée vers l’extérieur. Toutes ? Non. Une irréductible pratiquante (armoricaine sans doute) située juste devant moi résistait encore à l’envahisseur romain, la lame de son bokken orientée vers elle. Comme cette discordance visuelle me gênait, j’entrepris de retourner discrètement le bokken en question.

Et c’est là que j’entends soudain une voix passablement agacée venant de derrière moi, et s’écriant « Si tu veux corriger quelqu’un, alors fais le bien ! ». Et le propriétaire de la voix en question de re-retourner ledit bokken pour le remettre dans sa position initiale. Une fois la démonstration de l’enseignant terminée, je demandai (gentiment) au pratiquant qui avait « corrigé ma correction » pourquoi il avait fait ça, et la réponse fut la suivante: « Au dojo, on place la lame vers soi pour montrer qu’on n’est pas belliqueux. ».

Alors, plusieurs choses. Tout d’abord, je dois faire amende honorable. Il était sans doute déplacé de ma part de retourner une arme à l’insu de son propriétaire; on pourrait même dire que toucher aux armes des autres, c’est vraiment très mal. Promis, je ne le ferai plus. J’ai agi instinctivement, sous le coup d’une impulsion d’ordre esthétique. Par contre, j’ai trouvé assez drôle qu’on m’explique sur un ton belliqueux qu’il ne fallait pas être belliqueux.

Ceci étant précisé, à mon tour d’être un peu agacé. Disons-le sans détour: cet argument de non-bellicosité est complètement idiot, et je pense qu’il s’agit surtout d’un usage (légitime, au demeurant) devenu une règle, bêtement apprise par coeur, et sans l’ombre d’une réflexion sous-jacente. J’en veux pour preuve qu’il est facile de trouver des arguments du même type menant à la conclusion inverse.

Mais commençons par déconstruire l’argument de la non-bellicosité.

  1. Pour être belliqueux, il faudrait déjà être prêt à utiliser son arme, autrement dit soit la tenir en main (déjà dégainée), soit être prêt à le faire (bokken à gauche, au niveau de la ceinture, lame vers le haut, ce qui au passage est aussi une possibilité quand on est assis). Je vois mal comment nous pourrions paraître belliqueux avec un bokken posé à même le sol, de surcroît du « mauvais » côté (et ce, bien entendu, que la lame soit tournée vers soi, ou vers l’extérieur).
  2. De toute façon, l’arme est symboliquement rangée dans son fourreau. Je rappelle que si l’on pratique le mouvement de dégainage avant de se servir de l’arme, alors la logique veut que l’on replace cette même arme dans son étui avant de s’asseoir et de la poser à droite. Y aurait-il donc un côté du fourreau plus belliqueux que l’autre ? Un côté d’une arme en bois non affûtée plus belliqueux qu’un autre (en l’occurrence le côté le plus arrondi !) ? Bien sûr que non, sauf encore une fois si l’on considère juste qu’il existe une symbolique dans son placement.
  3. Mais alors, poussons la symbolique jusqu’au bout. Si orienter sa lame vers l’extérieur est belliqueux, alors que dire de la disposition d’un kamiza tel celui de… Shumeikan (photo ci-dessus), rien de moins, qui se permet d’orienter la lame vers le fondateur lui-même (et les Kami, pendant qu’on y est).

Bref, je pense que c’est clair, tout ça ne tient absolument pas debout. En réalité, cet argument est non seulement idiot mais totalement absurde. La non-bellicosité est d’une telle évidence dans notre discipline qu’elle ne devrait même pas avoir besoin d’être signalée (notez le conditionnel 😉). L’Aïkido, tout le monde le sait, est un art martial pacifique. Il a été conçu comme tel, il est structurellement non belliqueux. Toute notre pratique vise à préserver l’intégrité de nos partenaires. Peut-on être moins belliqueux que ça ?

En ce qui me concerne, un certain nombre d’arguments me poussent à préférer que la lame soit dirigée vers l’extérieur. En voici quelques uns.

  1. De façon générale, on recherche toujours en Aïkido les mouvements les plus naturels et les plus simples (et c’est difficile !). Quand je fais passer mon bokken de gauche à droite après m’être assis, l’arme vient naturellement se poser, lame dirigée vers l’extérieur. Il me faudrait un mouvement parasite supplémentaire pour la retourner.
  2. Je trouve ça plus joli, tout simplement ! De façon très schématique, en vue de dessus (cf. l’image), quelle disposition semble la plus harmonieuse, la plus ronde, la plus douce ?

On peut aussi se livrer au jeu de la symbolique. Quand le bokken est disposé comme sur l’image de gauche, j’y vois l’esquisse du tracé de notre sphère vitale, celle que Tori essaie de préserver, celle d’Aïté, que Tori tente de pénétrer en Irimi. Toutes les images de notre fédération, tous les logos (à commencer par celui de la ligue Île-de-France) que nous utilisons sont tout en rondeur, comme l’image de gauche, comme un bokken, la lame tournée vers l’extérieur.

Enfin, j’ai un argument peut-être plus important que tous les autres. C’est celui de la vigilance (zanshin — 残心), une notion qui devrait être aussi centrale que les fondations elles-mêmes dans notre pratique. Toujours pour jouer le jeu de la symbolique, quand mon bokken est posé à même le sol, sur la droite, il est clair que je ne suis pas belliqueux. Cependant, la lame tournée vers l’extérieur indique tout aussi clairement que je reste vigilant en protégeant ma sphère vitale (je mets au défi quiconque de dégainer son sabre, la lame étant tournée vers soi). Être pacifique tout en étant prêt à toute éventualité. Cette disposition des armes me semble donc beaucoup plus proche que l’autre, symboliquement, de l’esprit de notre discipline. Jean-Marc Chamot a une traduction que j’aime bien pour le terme « zanshin »: il utilise l’expression « vigilance paisible ».

Pour revenir à l’origine de cet article, c’est justement l’état de zanshin qui avait déclenché mon geste. La disposition des armes dans mon champ de vision n’était pas harmonieuse, et j’ai eu le sentiment d’être un peu le seul à m’en soucier (certes, je suis aussi un gros maniaque 🤣). Évidemment, il était illusoire de chercher à rétablir une quelconque harmonie localement; cela ne peut fonctionner que si tout le monde est au même niveau de vigilance, et c’est rarement le cas. Mais quand même. Autre exemple: c’est ce même état de vigilance qui me fait systématiquement arranger les zori dans mon dojo juste avant le début du cours, pour que les choses aient l’air un minimum ordonnées et plus harmonieuses. Et ce n’est pas que de la maniaquerie. En étant collectivement vigilants sur ces aspects et tellement d’autres, on contribue à créer une certaine atmosphère qui fait que le dojo ne ressemble pas à un simple gymnase, et que tout le monde en profite. C’est aussi une forme de syntonisation du groupe, et là encore il n’y a rien de mystique là dedans. Les comédiens font des exercices de cohésion de groupe avant d’entrer en scène. Nous autres, nous essayons de créer une atmosphère propice à la pratique.

Mais revenons au sujet de départ. La lame doit-elle être tournée vers l’intérieur ou vers l’extérieur ? Qui a raison ? [spoiler: une meilleure question est de savoir si qui que ce soit a raison] En cas de doute, j’ai le réflexe d’aller chercher dans un livre qui n’est jamais très loin: Étiquette et Tansmission, de Tamura Senseï. Et voici donc ce que dit Senseï sur la disposition des armes en position assise: rien. C’est dire si le sujet mérite un article aussi long 🤣. Par contre, il dit une chose intéressante sur un sujet voisin (le salut assis avec une arme). Voici ce que l’on peut lire en page 44:

La position exacte du sabre peut varier suivant les écoles: tranchant vers l’intérieur ou l’extérieur […]. L’important est d’adopter une configuration et de s’y tenir […].

Et sur les photos accompagnant le texte, la lame est dirigée… vers l’extérieur.

Alors voilà. Je ne suis pas du tout surpris par cette réponse, et elle me parle tout à fait. L’important n’est pas la direction de la lame, mais qu’à un instant donné, on soit tous d’accord pour créer une disposition cohérente et harmonieuse. Seulement pour ça il faut développer une vigilance collective. Je suis certain que quelle que soit la disposition choisie, ce que Tamura Senseï n’aurait pas aimé, c’est de voir en face de lui 20 bokken disposés d’une certaine façon, et 10 d’une autre.

En conclusion, ne soyons pas plus japonais que les japonais. On peut faire dire tout et son contraire à l’histoire et aux symboles. Je serai ravi de placer mon bokken de telle ou telle façon si c’est l’usage affiché dans tel ou tel lieu de pratique. Je pourrais même faire évoluer ma préférence si l’on me présente un argument réellement convainquant. Pour le reste, quand la vigilance collective n’est pas suffisante pour créer l’harmonie, n’y voyez aucune bellicosité de ma part, mais je continuerai de placer ma lame vers l’extérieur, na !

P.S.: merci Alice pour les photos, c’était pas évident de limiter les reflets sur mon crâne dégarni. 😜

Catégories : Philosophie

0 commentaire

Laisser un commentaire

Emplacement de l’avatar

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *